Le 16 décembre 1942, Himmler ordonnait la déportation de tous les Tsiganes vers un camp de concentration, et plus précisément vers Auschwitz. Suite à cette décision, le "camp des Tsiganes" (Zigeunerlager, aussi appelé camp des familles) a été ouvert au sein d'Auschwitz Birkenau, où il a été opérationnel pendant 17 mois. La déportation des Tsiganes a commencé en février 1943, jusqu'en juillet 1944, emmenant vers le camp de la mort des Tsiganes originaires des quatre coins de l’Europe, et notamment d'Allemagne, d'Autriche, de République Tchèque, de Pologne, de France, de Hollande, de Yougoslavie, de Belgique, de Russie, de Lituanie et de Hongrie. Il y eu même certains Tsiganes de Norvège et d'Espagne [1].

Ces déportés ont tous été rassemblés dans la zone du Zigeunerlager, dite zone « BIIe ». 

 


« Cette installation de 600 mètres de long sur 120 mètres de large, entourée et isolée par un fil électrique, compte trente-deux Blocks, appelés Stall-Baracke, des écuries en bois qui, à l’origine, étaient conçues pour 52 chevaux et qui hébergent jusqu’à mille détenus en fait. Ces bâtiments sont sans fenêtres, mais avec seulement des clapets d’aération, au sol en terre battue. Chaque Block est divisé en deux ailes situées de part et d’autre d’une porte d’entrée à chaque bout où est situé un poste d’eau et des latrines. Les six Blocks sanitaires sont pourvus d’installations plus que rudimentaires. (…) Seule de l’eau sale et souillée goutte des rares robinets dans les points d’eau. Des bancs de douze mètres de long environ, creux à l’intérieur et bétonnés avec des trous espacés de 50 centimètres servent de latrines, rarement vidées et nettoyées » (Heddebaut, 2018, p. 134).

Comme les autres détenus, ils connurent le tatouage du matricule (une série de chiffres précédés d’un « Z » pour « Zigeuner ») et le port du triangle marron/noir (qui visait à identifier les asociaux) :

« L’identification et l’immatriculation marquent l’entrée dans l’univers concentrationnaire nazi, pour reprendre l’expression inventée par David Rousset. Les Tsiganes sont enregistrés individuellement avec un numéro précédé de la lettre Z dans un Zigeunerbuch, le registre principal du camp des familles, qui contient 20 943 noms. Leur nombre est plus proche des 23 000, car il faut y ajouter ceux qui n’ont pas été enregistrés, parce que gazés immédiatement » (Heddebaut, 2018, p. 122).

Le traitement de la « mort lente »

Dans le camp, on note que les Tsiganes recevaient un traitement différent des autres détenus : ils pouvaient généralement rester en famille, porter des vêtements civils et parfois même garder leurs instruments de musique. Et surtout ils ne semblaient pas, dans un premier temps, destinés aux chambres à gaz.

 « (…) qu’ils puissent conserver des effets personnels, qu’ils restent en famille, suscite des jalousies et des rancœurs de la part des Juifs séparés sans ménagement dès qu’ils ont mis un pied à Auschwitz. Cela concourt à aggraver la ségrégation et l’ostracisme dont ils sont victimes à l’intérieur même du camp. La différence de traitement appliquée aux nouveaux arrivants selon qu’ils sont Juifs ou Tsiganes, ne laisse pas d’interroger. Serait-ce en raison de l’absence de politique cohérente à l’encontre des Tsiganes à différents échelons ? » (Heddebaut, 2018, p.127).

Quoi qu’il en soit, les témoignages et recherches ultérieures ont révélé qu’on leur réservait une autre fin : la mort lente. En effet, ce sont avant tout les conditions de vie atroces dans lesquelles ils étaient maintenus qui ont causé la mort de milliers de Tsiganes, emportés par la faim, l’épuisement au travail forcé ou la maladie.

« Les conditions même de logement et de promiscuité constituent l’une des causes majeures de décès auxquelles s’ajoutent des carences alimentaires gravissimes. Les Blocks ne sont pas, peu ou rarement chauffés, les vêtements, toujours les mêmes, ne sont pas changés. Les Tsiganes peuvent parfois sortir de leurs baraquements, mais ils s’embourbent dans 50 cm de boue, ont les pieds gelés. Après l’hiver continental de la Pologne, les familles subissent la chaleur intense de l’été » (Heddebaut, 2018, p. 144).

Le manque de nourriture et la surpopulation dans les baraquements ont généré une détérioration catastrophique des conditions sanitaires et d'hygiène, transformant le camp des familles en un terreau d’épidémies meurtrières : « Les deux maladies omniprésentes les plus répandues et le plus souvent fatales aux prisonniers, sont le typhus et la dysenterie » (Heddebaut, 2018, p. 144).


« ‘Après la faim et la soif, le froid est leur plus grand ennemi. Dans ce contexte, les femmes et les enfants sont évidemment plus fragilisés’[1]. C’est la sélection par la mort lente » (Heddebaut, 2018, p. 135).

Dans son témoignage sur son expérience en tant que médecin des Tsiganes à Auschwitz, Jancu Vexler raconte comment les nazis ont délibérément laissé les Tsiganes à leur sort, une fin longue et douloureuse : « ‘La morgue était pleine tous les jours. On demandera pourquoi les infirmeries du camp tsigane étaient si encombrées alors que les Blocks d’Auschwitz étaient relativement confortables. La réponse était simple : les SS veillaient à ce confort relatif des malades non tsiganes et le camion transportant les malades juifs à la chambre à gaz passait fréquemment. Ainsi le surpeuplement était évité. Par contre, les Tsiganes devaient mourir de mort naturelle (maladies sans soins appropriés : gale surinfectée, maladies de carence). Ils étaient et se savaient garantis contre la mort par le gaz’ » (Heddebaut, 2018, extrait de Jancu Vexler, « J’étais médecin des Tsiganes à Auschwitz », Gavroche, 1994, n°75-76, p. 14).

Expériences médicales et stérilisation

De nombreux Tsiganes firent l’objet d’expériences « médicales », dont ils sortirent stérilisés, mutilés, infectés, malades. Ces expériences étaient pratiquées par des médecins qui exerçaient au sein-même du camp. Parmi les plus tristement connus, le Dr Mengele et le Dr Clauberg : « Il [Clauberg] a testé par injonction sclérosante intra-utérine, dans les trompes, un agent caustique et irritant, le formaldéhyde ou formaline avec une seringue ressemblant à un clystère, destiné à obstruer les trompes. Il opère au Block 10, le bloc expérimental, où peuvent s’entasser jusqu’à 400 femmes dans les deux salles. Avec dix assistants, un médecin pouvait stériliser 1000 femmes en une seule journée » (Heddebaut, 2018, p. 130)

« Comme à Buchenwald, Dachau, Natzweiler-Struthof et Ravensbrück, Auschwitz possède son Isolieblock [Block d’isolation], le Block 10, près du Familienlager des Tsiganes, qui dépend de la Schutzstaffel (SS). On y pratique les expérimentations anthropologiques sur les groupes raciaux les plus divers : échantillons de sang, fragment de corps humains, notamment des yeux et des crânes, sont envoyés au laboratoire du professeur Verschuer et destinés à être utilisés pour démontrer les théories raciales et servir de justification aux politiques sociales fondées sur l’appartenance raciale » (Heddebaut, 2018, p.132).


La liquidation du camp des Tsiganes 

Dans ces conditions de vie intenables, les Tsiganes qui passèrent entre les murs d’Auschwitz moururent par milliers : « (…) tous les jours, une centaine de personnes mouraient, dont 60% étaient des enfants, de faim ou de coups. Par conséquent, il ne restait plus que 3000 personnes tout au plus dans le camp tsigane au printemps 1944 » (déposition d’Alter Fajnzylberg (Feinsilber) au procès d’Auschwitz in : Des voix sous la cendre…, op.cit., p. 234).

Il fut par la suite subitement question de « liquider » le camp des Tsiganes, en envoyant les survivants aux chambres à gaz.

« On peut donc s’interroger sur les raisons qui ont poussé Himmler à liquider les Tsiganes encore présents dans le camp des familles à cette date. Il est vrai que les troupes soviétiques progressent et que le camp d’extermination de Majdanek situé à moins de 400 kilomètres de là, est découvert en juillet 1944 » (Heddebaut, 2018, p. 152).

Lorsque cette décision fut prise pour la première fois par les SS le 16 mai 1944, les Tsiganes décidèrent de joindre les forces et d’organiser organiser une révolte : en s’armant d’outils et de courage, ils repoussèrent les gardes venus les mener aux chambres à gaz. Malheureusement, cette victoire ne permit de reporter que de quelques mois le moment de leur exécution. En août 1944, les nazis relancèrent la décision de la liquidation du camp des familles. Certains Tsiganes considérés comme aptes au travail furent transférés dans d’autres camps, et utilisés comme main-d’œuvre dans l’industrie allemande. A ce moment, quelques rares Tsiganes avaient aussi été relâchés à la condition d’être stérilisés. Le reste, plus de 4000 hommes, femmes et enfants, fut envoyé directement à la chambre à gaz la nuit du 2 au 3 août 1944.

« Ce soir-là, les 4200-4300 hommes, femmes et enfants quittèrent le camp dans des camions surpeuplés qui les amenèrent aux chambres à gaz. Les prisonniers essayèrent de résister, mais les SS écrasèrent leur opposition brutalement » (Auschwitz Memorial Museum).

De cette nuit terrible, le rescapé André Rogerie évoque un souvenir glaçant : ‘(…) Alors je compris qu’un drame épouvantable se préparait. Les Tsiganes réalisant qu’on venait les chercher, se mirent à crier. Eux qui étaient là depuis longtemps et qui savaient ce qu’on faisait des Juifs à l’arrivée, eux qui assistaient tous les jours à la sélection des Juifs sur la rampe située précisément à l’extrémité de leur camp, ils comprirent aussitôt que leur tour était venu. J’entendis alors les cris des uns, les crises de nerfs des autres, les hurlements des SS, les aboiements des chiens, c’était une immense clameur, un tumulte infernal et j’imaginais tous ces malheureux enfournés à coup de crosse dans les véhicules. (…) Qu’elle était funèbre cette nuit terrible où 4000 Tsiganes furent envoyés dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau parce qu’ils avaient commis le crime impardonnable d’être tsiganes’ » (Heddebaut, 2018, p. 154-155, citation d’André Rogerie (général), ‘Le cri des Tsiganes’, Le Patriote résistant, août 2004).

« Même si le nombre de Tsiganes présents dans la nuit du 2 août 1944 (celle du 2 au 3 en fait) varie chez les témoins, y compris chez Hoess et Himmler, il est avéré que 2897 du camp des familles ont été gazés, et parmi eux les déportés du convoi Z jugés inaptes au travail en raison de leur âge et leur état de santé, pas moins de 93, soit plus d’un quart des Tsiganes partis de Malines » (Heddebaut, 2018, p. 156).

Commémoration

D'après les estimations, sur les 23 000 Tsiganes passés entre les murs du camp, quelques 21 000 y perdirent la vie
 de faim, de soif, de froid, aux suites des « expériences médicales », et puis dans les chambres à gaz. Il y a fort à penser que le nombre exact de vies décimées soit plus élevé, au vu du flou qui entourait les arrestations, déportation et meurtres des Tsiganes. On sait par exemple, qu'un groupe de 1700 Tsiganes polonais furent assassinés dès leur arrivée à Auschwitz, sans que leurs noms ne soient jamais inscrits dans les registres.

La date du 2 août, jour de la « liquidation » du camp des Tsiganes, est devenue la journée européenne de commémoration du génocide des Roms et Tsiganes pendant la guerre. Il existe aujourd'hui une exposition à Auschwitz qui commémore l'extermination des Tsiganes sous le régime nazi. Un monument de commémoration a également été construit sur le site du camp des familles.

« La date du 2 août 1944 résonne donc comme la fin des Tsiganes à Auschwitz. Les Zigeunerlager a fonctionné dix-sept mois pendant lesquels les familles ont tout d’abord été anéanties par la faim, les sévices, les maladies et les épidémies, puis exterminées par le gaz » (Heddebaut, 2018, p. 156).


[1] Citation de Laurence Schram, Stateless Folks, Colloquium on the Gypsies of Europe, Malines, 26 février 2013


Source : Auschwitz Memorial Museum – www.auschwitz.org