Si le traitement des Tsiganes pendant la deuxième guerre mondiale commence aujourd’hui à faire l’objet d’une reconnaissance officielle, beaucoup ignorent que ces persécutions se sont inscrites dans une longue histoire de rejet et de discriminations perpétrées à l’encontre des communautés tsiganes d’Europe.

Historiquement, les premières traces de l’arrivée des Tsiganes en Europe orientale remontent au XIIe siècle. Lorsqu’aux alentours du 15ème siècle, les Tsiganes ont atteint l’Europe occidentale en nombre, les populations locales les ont généralement accueillis avec bienveillance, et avec un mélange de curiosité et d'amusement. Cependant, cette hospitalité ne fit pas long feu, car leur itinérance a rapidement inquiété les autorités locales. Il faut savoir qu’à l’époque, la migration était acceptée tant qu'il ne s’agissait pas d’un mode de vie : elle devait être temporaire et structurée, et faisait déjà l'objet d'un certain contrôle. « Seule la migration englobée dans une structure institutionnalisée, comme les pèlerinages, le compagnonnage ou le travail saisonnier, est admise. Les autres voyageurs, dépourvus d’un tel ‘alibi’, sont considérés comme des vagabonds et des gens sans aveu. Bientôt, les Tsiganes sont répertoriés dans la catégorie des vagabonds nuisibles à l’ordre public et sont traités en conséquence » (Nezer, 2011, p. 26).


Cette époque correspond également à l’établissement d’une distinction entre les pauvres, dont le nombre ne faisait qu’augmenter suite à la Grande Peste de 1347 et l’arrivée du salariat (jusqu’alors, le travail reposait sur le système des serfs). Il y avait d’un côté les « vrais pauvres », invalides et dignes, et de l’autre les « faux », fainéants, vagabonds, « qui, par goût de l’oisiveté et de l’errance, se sont volontairement abstrait du monde du travail » (Nezer, 2011, p. 25). Dès le début du XVe siècle, le système d’assistance que constituait la bienfaisance publique et privée est réorganisé de fond en comble, de manière à en exclure faux pauvres et étrangers. Craignant l’arrivée massive de vagabonds dans les villes, les autorités organisent petit à petit les premières mesures répressives, et notamment des chasses aux migrants, qui visent à bannir les étrangers des villes et villages. Rapidement, ces tentatives génèrent l’émergence d’une police des étrangers au niveau local, pour qui les Tsiganes vont devenir une cible à part entière : « Parce qu’il est difficile, voire impossible de les renvoyer dans leurs pays de naissance, les Tsiganes deviennent les étrangers indésirables par excellence » (Nezer, 2011, p. 28).
 
Ainsi, dès le début du XVIème siècle, la présence de Tsiganes et la méfiance que suscitait leur mode de vie les ont associés au stigmate, bien connu aujourd’hui, du vagabond qui évolue en marge de la société et vit de vols en série et de crime. Petit à petit, et bien que perdure une relative hospitalité des populations locales, des mesures furent prises à leur encontre aux quatre coins de l’Europe occidentale, leur interdisant l’accès au territoire sous peine d’être sévèrement punis : ils encouraient des coups de fouet, des marques au fer, des travaux forcés et même la pendaison. En 1509 et 1513, l’Empereur Maximilien 1er a lancé des ordres de bannissement des Tsiganes sur le territoire, injonction qui s’est répercutée dans toutes la zone des anciens Pays-Bas - à laquelle appartenait l’actuelle Belgique. Malgré la menace de mort, ces ordonnances ne suffirent pas à faire fuir tous les Tsiganes. En 1525, Charles Quint a alors publié un édit en Hollande, accordant 2 jours aux Tsiganes pour quitter le territoire et conférant aux citoyens pleins pouvoirs pour les appréhender. Chassés d’un coin à l’autre des anciens Pays-Bas et de la France, les Tsiganes arrivent en nombre à Liège. Mais rapidement, en 1672, le prince-évêque émet une ordonnance qui les bannit à nouveau du territoire sous peine d’être fouettés, marqués, pendus.

Il faut noter que la majorité de ces tentatives d’expulsion sont longtemps restées vaines, ou peu efficaces. En cause, les lacunes et la difficulté de la mise à exécution des ordonnances, et ce malgré la mise en place de corps de gendarmerie spécialisés et l’organisation d'opérations de traques générales. De plus, peu de Tsiganes ont fini par comparaître devant la justice car les poursuites d’indigents représentaient une contrainte pécuniaire et matérielle trop importante pour l'Etat. Le véritable but des chasses n'était donc pas de les juger mais de les refouler chez le voisin, d’où la multiplication des mesures d’éloignement simultanées dans les pays européens.

Et en effet, à la même période, des mesures répressives similaires ont été mises en place dans de nombreux états voisins. En France, Louis XII (1504), François 1er (1539) et Charles IX (1561) ont chacun organisé l’expulsion des Tsiganes de leur royaume. En 1682, Louis XIV a donné l’ordre que tous les hommes trouvés dans le pays soient envoyés dans les galères. Le règne de Napoléon (1804-1815) fut lui aussi marqué par des politiques particulièrement répressives marquées par l’exclusion, les accusations infondées, la déportation, le travail forcé1. En Suisse, les Tsiganes connurent la stérilisation forcée et la déportation. Une loi suisse de 1637 prévoit même la pendaison de tout Rom/Tsigane trouvé sur le territoire. Quant à l’Angleterre, sous Henry VIII, les Tsiganes était interdits d’accès au territoire et déportés. En 1554, la reine Mary a passé l’Egyptians Act, sous lequel le fait d’être Tsigane était passible de peine de mort. Enfin, en 1714, les Tsiganes anglais furent envoyés dans les Caraïbes comme esclaves. En Espagne, on propose en 1747 une solution au « problème tsigane » par l’exil ou l’emprisonnement de toute la communauté. Cette proposition fut organisée en un seul jour et a mené à l’internement de 10 à 12000 personnes.

Quant à la zone des anciens Pays-Bas, le début du XVIIIe siècle représente un tournant : à cette époque, les populations locales ont fini par se rallier aux ambitions des autorités suite à l’implication de certains Tsiganes dans des activités criminelles de grande envergure. Bien que seule une minorité d’entre eux prit part à ces activités, les mesures répressives se poursuivirent et furent cette fois suivies de plus d’effets. En 1725, l’Empereur Charles VI ordonne que tous les groupes itinérants quittent le pays endéans les 4 jours sous peine de torture, et de pendaison en cas de retour : « (…) ceux qui seront appréhendés après l’expiration dudit terme, sans autrement avoir méfait, seront pour la première fois fouettés, marqués avec le fer ardent (…) et ensuite bannis à perpétuité hors de tous les pays (…) sous peine de la hart s’ils étaient appréhendés pour la seconde fois (…) ». Si certains historiens parlent de « mystère » quant à la disparition quasi complète des Tsiganes aux Pays-Bas aux alentours de 1750, d’autres se sont penchés sur la mise à exécution de l’ordonnance de Charles VI et ont fait la découverte de sa terrible efficacité : « (…) au XVII et début du XVIIIème siècle sont organisées les Heidenjachten, chasses aux Païens, terribles battues contre les Tsiganes, auxquelles participent l'infanterie, la cavalerie, la police. Chacun peut légitimement tuer un Tsigane sans aucune crainte de punition et finalement, dans le courant du XVIIIème siècle, les Tsiganes disparaissent des Pays-Bas, massacrés ou en fuite » (Liégeois, 1994, p. 126).

Comme l’a très justement résumé le sociologue Jean-Pierre Liégeois, les Tsiganes en Europe occidentale ont fait l'objet de politiques de négation : qu'il s'agisse de mesures exclusion, qui consiste à éloigner géographiquement les Tsiganes en tant que groupe social, ou de tentatives d’assimilations, qui correspondent à « l'intégration autoritaire et généralement violente des Tsiganes dans la société qui les entoure » (1994, p. 135).


Références :

  • NEZER, France ; ROUSSEAUX, Xavier. La sûreté publique belge face aux Tsiganes étrangers (1858-1914). Presses Universitaires de Louvain : Louvain-la-Neuve, 2011.
  • REYNIERS, A. ; GILLAIN, F. (1979) Tsiganes de Belgique, Tsiganes du Monde. Documentation d’Anthropologie, n°15.
  • LIEGEOIS, Jean-Pierre. Roma, Tsiganes, Voyageurs. Editions du Conseil de l’Europe, 1994.

(1) Reyniers, Gilain, Tsiganes de Belgique…, p.7.